Les négociations de Seattle bloquent sur l'agriculture
Mis à jour le vendredi 3 décembre 1999
SEATTLE de notre correspondante
Comme il était prévisible, c'est l'agriculture qui bloque une fois de plus tout progrès vers un consensus au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Dans la nuit de jeudi 3 à vendredi 4 décembre, rien ne laissait espérer un rapprochement des positions, notamment européennes et américaines, sur deux points en particulier : les subventions agricoles et la prise en compte de la spécificité de l'agriculture.
Les Européens défendent le concept de « multifonctionnalité » qui reconnaît à l'agriculture des fonctions non-commerciales comme la protection de l'environnement, la sécurité alimentaire et l'aménagement du territoire. Les Américains ne veulent pas en entendre parler. Les autres sujets comme la concurrence, l'investissement ou la propriété intellectuelle ont été relégués au second rang.
Concrètement, les ministres du commerce extérieur des 135 pays membres ne parviennent pas à trouver un compromis sur le contenu du texte de déclaration finale qui devrait permettre de lancer un nouveau cycle de négociations multilatérales dit « du Millénaire ». Contrairement aux huitcycles précédents, il ne s'agit plus cette fois seulement d'une confrontation transatlantique. Les Américains sont soutenus par le Groupe de Cairns, présidé par l'Australie, et jouissent de la sympathie de nombreux pays en développement. Les Européens de leur côté, peuvent compter sur le Japon et les pays les moins avancés.
« INACCEPTABLE EN L'ÉTAT »
Le texte en préparation à Seattle se prononce pour la « réduction substantielle de toute forme de subventions à l'exportation et de toute autre forme d'aide à l'exportation, pour parvenir à l'élimination progressive des subventions à l'exportation ». Les aspects non-commerciaux de l'agriculture, comme la protection de l'environnement, la sécurité alimentaire et le développement rural doivent être pris en compte, précise le texte, mais sans que soit mentionné le terme cher aux Européens de « multifonctionnalité».
Ce concept soulève la suspicion de certains pays qui craignent que la notion de « sécurité alimentaire » soit un alibi pour favoriser un nouveau protectionnisme commercial des pays du Nord. Ce texte a été élaboré au sein du groupe de travail sur l'agriculture présidé par le ministre du commerce extérieur singapourien George Yeo. C'était, jeudi soir encore, la position officielle de l'OMC.
« Inacceptable en l'état » a aussitôt déclaré le secrétaire d'Etat français au commerce extérieur, François Huwart, à l'annonce de ce texte, salué comme une victoire par les Américains comme par le groupe de Cairns (Australie, Nouvelle-Zélande, Argentine, Brésil, etc.).
Les Européens pourraient renoncer à la « multifonctionnalité » mais ils ne devraient pas accepter que figurent les mots « élimination des subventions », honnis par les agriculteurs. Ils devraient encore moins accepter que soit maintenue la proposition d'un groupe de travail sur les biotechnologies. Ce sera peut-être le plus gros obstacle à surmonter : Charlene Barshefsky a déclaré que, sur ce point, les Américains n'abandonneraient jamais.
Sur l'agriculture, les Américains sont optimistes. La présidence de la conférence est assurée par la représentante américaine au commerce, Charlene Barshefsky (les Etats-Unis étant le pays hôte) et le directeur général de l'OMC, le Néo-zélandais Mike Moore est particulièrement en retrait : ces deux faits sont un handicap sérieux pour les Européens.
Le commissaire européen Pascal Lamy a déploré que l'institution n'ait pas trouvé « l'équilibre » entre transparence et efficacité. Il a qualifié de « médiévales » les règles de fonctionnement et les procédures de l'OMC de « chaotiques », lors d'une conférence de presse jeudi où il est apparu blême de fatigue et extrêmement tendu. Cette critique du commissaire européen a immédiatement provoqué une violente réaction de Charlene Barshefsky qui défend sa volonté d'avancer dans la transparence et de faire participer l'ensemble des délégués - notamment ceux des pays en voie de développement - au processus de négociations.
La situation inconfortable dans laquelle se trouvent les deux poids lourds de cette négociation est pour beaucoup dans cet échange de propos aigres-doux. Pascal Lamy a essuyé une série de critiques de la part des ses mandants, les ministres du commerce extérieur des Quinze, pour avoir mis sur la table un texte de travail - signé par le Japon, la Hongrie, la Corée, la Suisse et la Turquie -, proposant l'accélération de l'ouverture des marchés aux produits textiles des pays en développement, la création d'un groupe de travail sur les biotechnologies (il a été désavoué sur ce thème par les quinze ministres de l'Union et non simplement par cinq d'entre eux comme l'a écrit Le Monde du 3 décembre) et l'évocation d'une baisse des soutiens internes à l'agriculture. « Si on estime que, dans une négociation, on obtient 100 % de ce que l'on demande, alors ces critiques sont dures et il faut changer de négociateur », a déclaré le commissaire européen dans l'après-midi.
GRAND ÉCART
Les Américains ne peuvent pas se permettre un échec. Ni sur les normes sociales, c'est-à-dire le respect des normes fondamentales du travail, dont Bill Clinton a fait son cheval de bataille. Ni sur leur cible traditionnelle, la politique agricole commune européenne. Charlene Barshefsky doit donc faire le grand écart : elle doit ménager l'Europe qui peut être un allié pour persuader les pays en voie de développement d'accepter la création d'un groupe de travail sur les normes sociales (normes qu'ils considèrent comme un subterfuge protectionniste des pays développés). Et elle doit s'appuyer sur certains pays émergents pour obtenir l'élimination des subventions agricoles européennes.
Le président de la centrale syndicale américaine AFL-CIO, John Sweeney, a mis comme condition à son soutien au candidat démocrate à la présidentielle de l'an 2000, Al Gore, la création d'un groupe sur les normes sociales à l'OMC. Les Américains pourront toujours trouver une formulation suffisamment vague pour être acceptée par les pays en développement et qui sauve la face de tout le monde.
L'importance pour les Américains d'obtenir un succès, ne serait-ce que de façade, pourrait mettre de l'huile dans les rouages. Les Européens auront plus de mal à vendre un texte « cosmétique » à leur opinion publique, enfermés qu'ils sont dans leur discours qui veut qu'un mauvais accord soit pire qu'un échec à Seattle.
Babette Stern
Sept pays producteurs de bananes contre l'Europe
Sept pays producteurs de banane latino-américains ont rejeté, jeudi à Seattle, pour la première fois ensemble, le nouveau régime d'importation proposé par la Commission européenne. Dans une déclaration publiée en marge de la conférence, la Colombie, le Costa-Rica, le Guatemala, le Honduras, le Nicaragua, le Panama et le Venezuela ont repoussé ce système européen. Le plus grand producteur mondial de bananes, l'Equateur, n'a pas signé ce texte. Ce pays avait obtenu devant l'OMC la condamnation du précédent système européen d'importations de bananes et requiert des sanctions d'un montant de 450 millions de dollars à l'encontre de l'Europe. La Commission de Bruxelles a présenté le mois dernier une nouvelle proposition, qui privilégie toujours les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique), regroupant les anciennes colonies européennes. Elle prévoit le maintien du système des quotas tarifaires jusqu'au 31 décembre 2005. - (AFP)