«Vous allez tous mourir, les uns après les autres...»
You're all going to die, one after the other.
The villagers have been rebelling against the Govt. No doubt, WWP would see the villagers as an anti-socialist clique!
-Thomas
Désespérés et abandonnés, des malades s'en prennentà la police devant notre envoyé spécial En Chine, la révolte des damnés du sida Sans soins, les villageois de Houyang vivent dans la colère. Comme 1,5 million de Chinois du Henan. Par Pierre HASKI
Le lundi 14 janvier 2002
En Chine, la révolte des damnés du sida Avertissement Vendre son sang pour vivre mieux La face cachée du miracle économique
De maison en maison, on nous supplie de venir écouter la même tragédie. Le sang vendu il y a dix ans, complément de salaire indispensable dans cette région rurale pauvre.
Houyang envoyé spécial
a vieille femme tenant un bébé séropositif dans les bras se précipite devant notre voiture et se met à hurler. Elle pose le bébé sur le capot et lance en direction des policiers venus nous interpeller: «Vous ne vous occupez pas de nous, personne ne s'intéresse à notre sort. Eux sont venus nous écouter. Vous n'avez pas le droit de les arrêter...» D'autres femmes, porteuses elles aussi du virus du sida, se précipitent sous nos roues pour empêcher notre départ. La police doit renoncer à ce qui devait être une opération de routine: écarter des journalistes étrangers venus mettre leur nez dans ce village de la province du Henan, Houyang, à 900 kilomètres au sud de Pékin, situé au coeur de la région du scandale du sang contaminé chinois.
Après ce premier coup de théâtre, les événements s'enchaînent et nous assistons à ce qui est peut-être la première révolte de porteurs chinois du virus VIH. Ils détruisent deux voitures d'officiels chinois et retiennent des policiers en «otages» pendant plusieurs heures. Les envoyés spéciaux de Libération, d'abord «sauvés» des griffes de la police par l'action des paysans, seront eux aussi retenus comme monnaie d'échange pour attirer l'attention des autorités sanitaires, puis rackettés par un groupe particulièrement excité et cherchant à profiter de l'effervescence à d'autres fins... La police finira par mettre la main sur notre équipe à un barrage routier à des kilomètres de là, avant de nous interroger puis de nous expulser vers Pékin en nous mettant en garde de ne pas chercher à se rendre dans d'autres «villages du sida»...
L'explosion de violence de Houyang, dont nous avons été les témoins mercredi dernier, donne un tour nouveau et beaucoup plus inquiétant pour le pouvoir chinois à une affaire qu'il pensait avoir contenue en admettant, en août, cette réalité cachée. Il va devoir faire face à la colère de milliers de paysans contaminés qui sont désormais conscients de leur mort programmée depuis que les médias chinois ont commencé à parler ouvertement du sida il y a deux mois.
Condamnés à mort et abandonnés
Nous avions visité ce même village sept mois plus tôt: les paysans ignoraient tout du mal qui les frappait, baptisé par un euphémisme, la «fièvre», et semblaient fatalistes (lire Libération du 14 juin 2001). Le changement d'attitude est spectaculaire: la résignation a cédé la place à la révolte. Aucun débat public n'a encore eu lieu en Chine sur l'accès aux médicaments anti sida, mais il ne faudra sans doute pas attendre longtemps avant que le drame du Henan, où les contaminés sont, pour l'heure, presque totalement abandonnés, ne l'impose aux dirigeants chinois.
Si ce sentiment de colère s'étendait, les autorités du Henan, qui ont vainement tenté d'étouffer le scandale, auront du mal à se défausser plus longtemps de leurs responsabilités dans cette affaire. C'est à leur initiative qu'a eu lieu, au début des années 90, ce commerce du sang qui va coûter la vie à un nombre record de personnes: selon une source médicale internationale, il n'y a guère de doute qu'au moins 1,5 million de personnes ont été contaminées dans le Henan (lire page 8). Et certaines informations de la presse chinoise citent désormais le chiffre de deux millions. Deux millions de personnes condamnées à mort par l'appât du gain de certains responsables des structures sanitaires, clairement identifiés par les paysans, et qui sont toujours à leur poste aujourd'hui. Mais c'est moins le passé que le présent qui provoque la colère des contaminés de Houyang.
«Nous n'avons plus rien»
Toute la matinée, avant l'arrivée de la police, des familles nous avaient ouvert les portes de leurs misérables maisons. Et exposé leur détresse. Dans ce village de 4 000 habitants, 80 % de la population adulte et de nombreux enfants sont atteints par le VIH, selon un test réalisé par un médecin indépendant venu d'une province voisine. Houyang compte déjà 150 morts du sida. Mme Wang, une femme de 45 ans, qui en parait vingt de plus, contaminée après avoir vendu son sang plusieurs dizaines de fois, se met à genoux et murmure entre deux sanglots: «Merci de vous intéresser à nous...» Elle est désormais malade, alors que son mari, séropositif, vit toujours normalement. Dans sa maison, elle n'a pour seuls médicaments que des capsules de jinlong, un produit de la médecine traditionnelle chinoise destiné à lutter contre les tumeurs.
De maison en maison, on nous supplie de venir écouter la même histoire, la même tragédie. Le sang vendu il y a dix ans, complément de salaire indispensable dans cette région rurale pauvre (lire encadré page suivante). Un homme montre ses avant-bras encore couverts de cicatrices de piqûres. «Plus de mille», dit-il comme un record qui signifie pourtant son arrêt de mort certaine. «On disait alors "Gloire aux donneurs de sang"», se souvient-il avec une ironie amère. Puis sont venus les premiers symptômes, les maux de tête et de ventre, la fièvre, les vertiges... Et le diagnostic fatal fourni par le test gratuit, amené par le médecin de la province voisine, ou payant à l'hôpital du district (60 yuans, environ 9 euros). Et la réserve de céréales quasiment vide depuis que la maladie a commencé à frapper. «Nous n'avons plus rien», dit Chen Fa Hu, 32 ans, atteint comme sa femme, incapable de travailler de longues heures sur sa machine à coudre qui trône, inutile, dans leur modeste maison.
«Nous ne savons pas comment protester»
L'absence totale de soins ou même d'attention des autorités est répétée comme un leitmotiv par chaque famille. L'hôpital? «Je n'y connais personne, répond un homme séropositif. Je ne peux pas avoir de médicaments. Si on ne connaît personne, inutile de demander...» «Pour avoir un ou deux flacons de médicaments, il faut aller quémander deux ou trois fois», se plaint un autre. Une aide officielle? «Elle arrive peut-être chez les chefs, dit une femme, mais ils la gardent pour leurs familles et leurs amis...»
La reconnaissance par le gouvernement, en août, de l'existence de ce drame du Henan, puis le lancement d'un grand plan d'action contre le sida n'ont strictement rien changé ici cinq mois plus tard. Dans le village voisin de Wenlou, plus médiatisé, un dispensaire a été ouvert: c'est la vitrine. Mais à Houyang, le bâtiment de santé publique, construit l'an dernier, est toujours cadenassé et personne ne peut dire quand une équipe médicale s'y installera ni quels soins y seront prodigués. Que font les autorités sanitaires? Une villageoise, ancien «médecin aux pieds nus» de l'époque maoïste passée au privé, rit de la question: «Les responsables ne veulent même pas faire un dépistage: si les tests prouvent que le taux de contamination est très élevé, ils redoutent une révolte.»
Et ce commentaire d'un homme au détour d'une phrase: «Nous voulons protester, mais nous ne savons pas comment...» L'arrivée de la police pour nous arrêter leur en fournit l'occasion. La révolte est spontanée, sans chef ni mot d'ordre. Un jeune policier tente un impossible dialogue. Il met en avant les contraintes budgétaires, les médicaments si chers, les progrès du pays... Face à lui, un homme en treillis militaire, séropositif comme tous ceux qui entourent le policier, fait une moue sceptique, jouissant chaque instant de ce rapport de force inversé. La peur a un moment changé de camp.
«Vous allez tous mourir, les uns après les autres»
La foule n'a qu'une seule demande: qu'un responsable vienne s'expliquer. Le directeur adjoint de la santé du district de Shangcai finit par arriver. Mais le dialogue tourne court, quand, excédé, ce bureaucrate leur lâche maladroitement: «Vous allez tous mourir, les uns après les autres...» La rage s'empare des paysans qui renversent sa Volkswagen blanche, sous le regard impuissant des policiers dont l'une des fourgonnettes est elle aussi renversée et l'autre occupée par un groupe de femmes et d'enfants séropositifs... Du jamais vu dans ce pays où les forces de l'ordre savent généralement se faire respecter. Un vent de folie s'empare du village, conduisant certains éléments à des comportements désespérés. L'attitude d'hommes qui n'ont plus rien à perdre et sur lesquels les arguments rationnels n'ont plus prise. «J'ai perdu ma femme il y a deux jours», répond en guise d'explication un homme survolté qui s'en prend à l'équipe de Libération comme à tout ce qui incarne le reste du monde, responsable à ses yeux de son malheur. Un autre menace de contaminer «ses» prisonniers en les blessant s'ils tentent de s'échapper...
Une violence incontrôlée
C'est sans doute l'aspect le plus effrayant de cette situation sans précédent: ces centaines de milliers de personnes sont livrées à elles-mêmes pour se débattre entre maladie et misère. Elles n'ont d'autre moyen de se faire entendre que ce type d'éruption de violence débridée, incontrôlée, face à laquelle les autorités sont désemparées dès lors que ces hommes et ces femmes se savent déjà condamnés à mort. De quel sort plus cruel encore peut-on les menacer? Plus que du manque de soins, c'est du mépris social dont ils souffrent le plus. Ils savent, pour l'avoir entendu parfois au détour d'une conversation, que les dirigeants locaux pensent tout bas que le problème se réglera de lui-même, lorsque ces paysans pauvres et sans voix auront disparu sous les coups de la maladie. A voir les habitants de Houyang ce jour-là, il est peu probable qu'ils acceptent de mourir en silence.
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