"Les terroristes ont trahi l'islam"
Entretien avec Tariq Ramadan.
Tariq Ramadan enseigne la philosophie et l'islamologie à l'université de Fribourg. Il a notamment publié L'Islam en question (entretiens avec A.Gresh, nouvelle cd Actes Sud, 2001)
Pour Tariq Ramadan, citoyen suisse, musulman réformiste et petit-fils du fondateur des Frères musulmans, l'islam est compatible avec l'État de droit, le pluralisme et la démocratie, A condition de ne pas imposer en terre musulmane le modèle occidental de séparation du religieux et du politique.
L'HISTOIRE: L'islam est-il compatible avec la démocratie, le pluralisme, l'État de droit ?
TARIQ RAMADAN: L'islam, si on le définit au singulier et on a raison de le faire, c'est un corpus de textes : le Coran et la tradition du Prophète, la sunna, Mais il existe différentes lectures des textes, qui ne se résument pas à l'opposition entre modérés et extrémistes, Méfions-nous de toute lecture essentialiste, y a-t -il avec ces deux textes la possibilité d'être moderne ? Oui. Parmi ces différentes lectures des textes, on peut distinguer d'une part les traditionalistes, qui suivent scrupuleusement les enseignements d'une école, et refusent d'intervenir dans le champ politique. Ensuite, ceux qu'on peut appeler " littéralistes " : ceux-là prônent le retour aux sources des trois premières générations de l'islam, c'est pourquoi on les appelle les salafi( de salaf, les trois premières générations ). Ils entendent suivre le texte à la lettre. D'autre part, il existe une tradition réformiste, au sein de laquelle je me situe, qui veut aussi revenir à la source, mais pour laquelle le plus important n'est pas la lettre, mais l'objectif et l'esprit des textes.
L'H. : N'est-ce pas " réactionnaire ", ce retour aux sources ?
T. R. : Non, le processus a quelques similarités avec la Réforme protestante. Avec en sus la notion arabe de " tajdid ", le renouvellement : le texte ne change pas mais notre lecture se renouvelle. Ce n'est pas le fondamentalisme qui, lui, revient au texte pour s'emprisonner dans la lettre. Les réformistes situent le Coran dans son contexte.
L'H, : Où situer alors les terroristes qui se réclament de l'islam ? T. R, : Ils sont issus de l'école littéraliste et se sont radicalisés le plus souvent avec la répression qui a suivi les indépendances. Ce sont des littéralistes radicalisés et politisés. La seule chose qui intéresse ces groupuscules, c'est la lecture littérale d'un certain nombre de versets qui ont tous rapport au pouvoir. C'est là qu'on situe le GIA, le réseau Ben Laden, etc. C'est là que j'appelle les musulmans à un vrai travail d'autocritique. Nous devons dire clairement et collectivement que leur lecture des textes est une trahison de l'islam. D'ailleurs, très majoritairement, la condamnation est ferme.
L'H. : N'existe-t-il pas de tradition rationaliste en terre d'islam ?
T. R. : Il existe plusieurs types de rationalistes. D'aucuns affirment que notre raison est autonome et que les textes doivent jouer pour nous le rôle que la Bible tient désormais dans la tradition chrétienne. Ce courant, influencé par la colonisation, est légitime bien que minoritaire. Enfin, il faut citer aussi la tradition soufie qui appelle à une interprétation ésotérique du texte.
L'H. : Mais alors, peut-on penser l'État de droit, les droits de l'homme, la séparation du politique et du religieux à l'intérieur de l'islam ?
T. R. : Cela dépend de vos interlocuteurs. Pour les traditionalistes et pour les littéralistes, voire pour certains soufis, votre question est " occidentale ".
L'H. : Et vous-même, un intellectuel" musulman, réformiste ? T.R. : En revenant aujourd'hui aux textes, on s'aperçoit qu'ils contiennent un certain nombre d'éléments définissant des droits et des devoirs, pouvant servir de socle à des principes universels. Mon idée dans le débat avec l'Occident consiste à dire: n'exportez pas et n'imposez pas au monde musulman un modèle de société produit par l'histoire occidentale. Il faut en finir avec ce néocolonialisme. Discutons d'abord de valeurs. A partir de nos valeurs universelles respectives et souvent communes, nous pouvons débattre d'égal à égal. Et ce que je propose aux musulmans, c'est de trouver, à partir de leurs valeurs, un modèle de société qui les respecte et qui soit propre à leur histoire.
L'H. : Donnez-nous un exemple.
T. R. : Grâce à une lecture réformiste et rationaliste des textes, je peux déterminer quatre droits et valeurs fondatrices: 1) l'État de droit, d'ailleurs historiquement la première des sciences islamiques, c'est le droit et non la théologie; 2) la citoyenneté égalitaire. Mahomet n'a-t-il pas dit aux Juifs de Médine: " Ils ont nos droits et ils ont nos devoirs " ? 3) le suffrage, Après la mort du Prophète, il y a eu une éjection, Mahomet n'avait pas nommé son successeur. 4) l'alternance. Car celui qui est venu à la place du Prophète a dit: " Si je suis dans le juste, soutenez-moi, si je suis dans le mal, rectifiez. "
L'H. : Mais alors toute politique est fondée sur le Coran ? T.R. : Il y a une différence entre fonder une politique sur la lettre d'un texte et s'inspirer de l'objectif des versets pour trouver rationnellement une solution à des problèmes contemporains. Certains musulmans disent: " Il n'y a pas de différence entre religion et politique en islam. " Cela peut être compris par quelqu'un qui a étudié l'univers de référence musulman. La formule est dangereuse car sans cette étude, on est amené à penser que la politique est soumise aux dogmes, que les deux ordres sont identiques, ce qui est erroné. L'H. : Ce n'est pas vrai que l'islam soumet le politique au religieux ?
T. R. : Ce n'est pas vrai qu'il n'y a pas de différence entre religieux et politique. Les musulmans désignent deux espaces: 1) ce qui concerne le culte, la relation de l'homme avec Dieu (on l'appelle" ibadat " ). Dans cette sphère, je ne peux faire que ce qui est écrit. C'est là où le révélé -dans l'ordre du dogme et de la pratique rituelle -laisse peu de champ à la rationalité. 2) 2) Les affaires sociales ( " mu 'amalat " ). Là, tout est permis sauf ce qui est explicitement interdit, par exemple l'usure et le prêt à intérêt. Sur le plan politique, il est dit que les musulmans doivent délibérer ensemble de leurs affaires. Rien de plus. Le champ de la créativité en matière sociale et politique est ouvert. Tout peut être expérimenté hormis la dictature.
L'H. : Et pourquoi est-ce si difficile d'édifier l'État de droit en terre d'islam ? T.R. : Des raisons historiques et des rapports de force. Les musulmans, le peuple comme les intellectuels. sont les premiers responsables de ce non-accès à l'État de droit pluraliste. Iqbal disait: " Nous avons été colonisés parce que nous étions colonisables. " Par ailleurs, l'Occident défend plus ses intérêts que les droits des peuples. On préfère une dictature réactionnaire qui protège nos intérêts pétroliers qu'un État de droit qui les mettrait en risque. Mais c'est aux musulmans d'abord de faire acte de créativité et de résistance dans le champ politique.
L'H. : Mais vous récusez le modèle laïc.
T. R. : La laïcité n'est pas un modèle universel, c'est l'institutionnalisation légale, différente selon les pays, du processus de sécularisation. Les différences de laïcité en Europe même sont dues à des histoires spécifiques. Certains pays musulmans se sont appuyés sur la laïcité pour mettre en oeuvre la répression, comme en Turquie, en Syrie, en Irak. Alors, que chaque société détermine à partir de ses principes un modèle de société qui lui soit propre dans le respect des valeurs fondamentales.
L'H. : Comment, dans ce modèle, imaginez-vous la coexistence entre les religions ?
T. R. : C'est le principe de la citoyenneté égalitaire, selon lequel ce qui est premier c'est la citoyenneté, et pas la discrimination sur le fait religieux. Il se peut qu'une tradition religieuse musulmane offre cette possibilité d'une citoyenneté égalitaire et d'un État de droit. Alors, elle aura une légitimité interne. Mais cela veut dire faire accéder la pensée musulmane à l'acceptation de la diversité, à partir de nos différences. C'est possible. Mais ne faites pas d'un modèle ancré dans une histoire et un espace spécifiques la seule voie de l'universel !
L'H. : La route est longue... Le modèle de l'État de droit musulman que vous proposez n'est nulle part réalisé...
T. R. : C'est une conviction profonde: les choses sont en train de bouger. Les événements tragiques récents ne doivent pas masquer un processus de maturation très lent.
L'H. : C'est donc possible d'étudier rationnellement le Coran et de se demander, par exemple, qui l'a écrit ?
T. R. : Le Coran est d'origine divine selon les musulmans. Cela fait partie de leur credo. Cela ne veut pourtant pas dire que l'on ne peut avoir une lecture rationnelle du Coran. Au contraire : le texte lui-même nous invite à l'usage permanent d'une rationalité profonde et active. Jamais le texte coranique ne doit être étudié hors de son contexte historique. Il est le produit de l'historicité. Le Coran a été révélé sur vingt-trois années. Pour comprendre les versets, on doit connaître les " causes de la Révélation ", Ies circonstances historiques particulières dans lesquelles ils ont été révélés. Le texte vient de Dieu mais à aucun moment cela ne me fait oublier la nécessaire médiation de ma rationalité. Car entre la littéralité du texte et les circonstances de la Révélation, c'est l'intelligence qui tire les enseignements. Tant qu'on ne comprendra pas cela, on s'enferme dans le littéralisme.
L'H. : Mais on ne peut pas dire : qui a écrit le Coran ?
T. R. : Encore une fois, le Coran est pour les musulmans le Verbe divin. Au demeurant la question centrale n'est pas là. On peut lire un texte produit par un homme comme ce fut le cas pour Marx ou Lénine de façon dogmatique.
L.H. : Et les femmes ? Dans le Coran, elles n'ont pas les mêmes droits que les hommes ?
T. R. : Ils ont les mêmes responsabilités devant Dieu alors qu'ils sont considérés comme complémentaires sur le plan social. Je me bats pour prôner un féminisme musulman qui, à l'intérieur de références, refuse les discriminations évidentes aujourd'hui dans les sociétés musulmanes. Certains, comme cela se passe avec la polygamie, posent le principe mais ne parlent jamais des conditions afférentes et du fait que la femme ale droit de la refuser.
L.H. : La polygamie, c'est l'inégalité.
T. R. : Je ne dirais pas les choses de cette façon. La tradition musulmane a ouvert ici une tolérance de la polygamie avec des conditions strictes orientant la société vers la monogamie. Il faut promouvoir l'éducation des femmes, un féminisme de l'intérieur. En Occident, il faut entendre que les femmes veulent et peuvent se libérer sans s'occidentaliser.
L'H. : Pourquoi le voile ? Les hommes ne peuvent-ils pas maîtriser leurs regards sur les femmes ?
T. R. : La tradition musulmane défend l'idée que le regard de l'homme sur la femme est différent du regard de la femme sur l'homme: la femme a un pouvoir attractif, sur le plan du corps, plus important que celui de l'homme. Mais c'est une double responsabilité. Tous deux doivent exprimer de la pudeur. C'est le fait de baisser son regard et de fournir un jihad, un effort personnel de pudeur. De plus, le foulard n'est ni une garantie ni une condition pour la proximité avec le divin ou l'accès au paradis. Au fond, ce qui n'est pas admissible, en matière de pratique ou de tenue vestimentaire, c'est de contraindre les consciences.
(Propos recueillis par Séverine Nikel.)