18 Mai 99 - TRIBUNE LIBRE
Les intellectuels et la guerre
Par Pierre Bourdieu. Sociologue.
Professeur au Collège de France (*).
Je voudrais tout d'abord rendre justice au travail de Catherine Samary, pour la part qu'elle a prise à la rédaction du texte " Arrêt des bombardements, autodétermination ", auquel mon nom a pu être associé (1). Aujourd'hui, je voudrais essentiellement proposer une sorte de programme de travail, et des méthodes de travail. J'espère en effet que cette réunion ne sera pas sans lendemain et je crois que nous pouvons trouver, dans cette occasion, et dans l'émotion que ces événements ont suscitée, le point de départ d'un travail collectif durable, permanent, non seulement sur la guerre, mais sur un ensemble de questions qui lui sont liées, à la façon d'une entreprise intellectuelle collective au service des victimes.
Première remarque, en forme de mise en garde, qui s'adresse à nous tous, mais d'abord à moi-même : je crois qu'il serait bon d'éviter des logiques passionnelles et émotionnelles, d'éviter une sorte d'exhibitionnisme narcissique qui porte chacun à poser sa petite tribune libre, sa petite opinion, sa petite page Rebonds, etc. Bref, à faire le malin. Je dirais plutôt : " travaillons collectivement ", en sachant que c'est très difficile, que chacun de nous a des idées, des pensées contradictoires, qu'il préférerait, souvent, garder le silence, par modestie parfois. Le travail collectif, en réseau, peut permettre en tout cas de cumuler la compétence des uns et des autres.
Deuxième remarque : je crois qu'il nous faut maintenir l'esprit du texte initial (2), qui peut être relu sans honte, un mois plus tard, alors que beaucoup de choses se sont passées depuis. Il s'agit de conserver cette orientation de refus des fausses alternatives, qui fonctionnent comme un piège, constamment renforcé par la réception journalistique. Il existe un grand risque à parler de la guerre du Kosovo, car c'est s'exposer à la réduction journalistique caricaturale. Dieu sait ce qui sera dit sur notre réunion d'aujourd'hui, malgré nos mises en garde. Je voudrais ici mettre en exergue une phrase de Karl Kraus : " Si je dois choisir le moindre de deux maux, je n'en choisis aucun. " Je pense que nous devons revendiquer le droit de ne pas choisir, le droit de refuser aussi bien d'innocenter les crimes serbes que d'innocenter les crimes de l'OTAN. Nous devons même refuser que les problèmes soient posés en ces termes.
Que peuvent faire les intellectuels ici rassemblés ? Eh bien, ils peuvent travailler intellectuellement. Et fonctionner comme une sorte de " think-tank " (3). C'est un mot qui est généralement employé dans un autre contexte et qui est associé à la domination des puissants, mais pourquoi ne pas faire un " think-tank " sans financements, sans capitaux, sans adresse, sur la base de la bonne volonté des uns et des autres, pour nous rencontrer dans une sorte de groupe de travail interdisciplinaire et international, chacun mettant au service du collectif les armes intellectuelles dont il dispose ?
Quel pourrait être le programme de ce groupe de travail ? Premièrement, un travail d'enquête et d'information. Il peut y avoir, de ce point de vue, une utilisation rationnelle de l'Internet, avec des mises en contact entre les gens, etc. Comme une sorte d'AFP de l'histoire immédiate, à l'image du travail qu'a pu faire à plusieurs reprises un homme comme Pierre Vidal-Naquet. Deuxièmement, un travail de critique. Avec un observatoire des médias qui, peut-être avec Henri Maler, ferait la critique du langage utilisé dans cette guerre. Comment peut-on parler par exemple de " catastrophe humanitaire " ? Comment une expression aussi absurde peut-elle être reprise sans aucune distance par la plupart des journalistes ?
Troisièmement, un travail d'analyse critique, avec des chercheurs de différentes disciplines - des économistes, des historiens, des juristes... - pour réfléchir, par exemple, aux liens entre le mouvement vers le néolibéralisme généralisé et les guerres locales. On peut avoir aussi l'intuition d'une relation entre la concentration capitaliste et l'émiettement ethnique et les mouvements nationalistes (en prenant pour base, par exemple, les travaux de Catherine Samary sur le rôle du FMI en Bosnie). L'éclatement de la Yougoslavie n'a-t-il pas quelque chose à voir avec la politique du FMI ? On pourrait travailler aussi sur la situation de la Russie, que j'estime pour ma part très angoissante. Il faudrait donc mettre en chantier un ensemble d'analyses économico-politiques. il faudrait aussi s'interroger sur les intérêts extérieurs qui travaillent ou ont travaillé à la désintégration de la Yougoslavie, et en particulier sur les rôles différentiels de l'Allemagne (et de l'Autriche) et des Etats-Unis...
Un autre groupe de travail pourrait s'organiser autour de l'histoire des Balkans et des responsabilités anciennes et récentes des nations européennes. L'Histoire n'est pas un instrument de fatalisation : au contraire, elle peut être un outil de défatalisation. Il n'est jamais trop tard - même si ce travail aurait dû être entrepris il y a dix ans - pour tenter d'établir la genèse des nationalismes, pour ne pas dire des racismes, et notamment serbe. En sachant que ce dernier est d'origine intellectuelle. Le nationalisme serbe, c'est les historiens académiques (il faudrait relire la Leçon d'anatomie de Danilo Kis) plus la télévision, Milosevic étant le bras armé de l'ensemble.
Cinquièmement, un travail de recherche sur le droit universel. Peut-on continuer à accepter le rôle des Etats-Unis comme gendarme du monde ? Comment définir l'ingérence, et les limites de souveraineté qu'elle implique, et les limites qu'il faut assigner à ces limites ? Et comment discuter de tout cela de manière rationnelle et non pas passionnelle ? Ce groupe, peut-être autour de Monique Chemillier-Gendreau, travaillerait sur ce qui permettrait de donner un contenu juridique à nos états d'âme éthiques. Actuellement, on dénonce à gauche " les droits-de-l'hommisme " ; il y a dix ans, c'était une insulte de droite à l'égard des gens de gauche ; maintenant, c'est à l'intérieur de la gauche que l'on s'invective. Ne pourrait-on pas donner un contenu politique, juridique et philosophique sérieux aux droits des personnes ?
Ensuite, un travail de pronostic sur l'avenir proche, de manière à saisir le probable. Sinon pour prévoir, du moins pour anticiper les tendances, de manière à fonder un utopisme rationnel. dans cette perspective, il faudrait regarder au-delà du Kosovo et de ses voisins, notamment vers la Russie... Enfin, autre thème, celui de l'Europe. Un des effets certains de la guerre du Kosovo, n'est-ce pas la mort de l'Europe sociale (si tant est qu'elle ait jamais existé) au profit de l'Europe militaire ? Je pense que la mort de l'Europe sociale n'est pas quelque chose de gratuit : si l'on propose une grande fédération balkanique, celle-ci prend un tout autre sens si elle est un élément d'une fédération européenne sociale.
Evidemment, je pense que nous serons tout d'accord pour dire qu'il faudrait proposer une conférence internationale sous l'égide de l'ONU. Et dans cette perspective, pourquoi les intellectuels ne seraient-ils pas un peu les législateurs, face à la défaillance des législateurs ? Voilà pourquoi il me semble important d'entamer ce travail collectif, et au niveau européen, un travail cumulatif, capable de construire des réponses nouvelles.
(*) Dernier ouvrage paru : la Domination masculine. Editions du Seuil. 1998.
(1) Il s'agit ici de l'appel publié dans le Monde du 31 mars - NDLR.
(2) Idem.
(3) Littéralement " réservoir de pensée ". Un " think tank " est une structure de réflexion et d'élaboration de stratégies dans tous les domaines - NDLR.